Depuis, plusieurs années déjà, la théorie du patrimoine a subi quelques sérieux coups de canif, avec, notamment, la possibilité de créer des sociétés unipersonnelles, la déclaration d’insaisissabilité des immeubles, puis l’EIRL et enfin l’insaisissabilité de droit de la résidence principale. Mais il s’agissait de dérogations au principe qui demeurait celui de l’unicité de patrimoine.
Avec la loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante en cours de discussion à l’heure de la rédaction du présent « repère » mais dont l’adoption est annoncée pour le courant du mois de janvier ou de février 2022, tout change à l’égard de l’entrepreneur individuel : la pluralité de patrimoines devient la règle et l’unicité de patrimoine, l’exception. Le principe devient, ainsi, pour l’entrepreneur individuel, défini comme étant une personne physique exerçant en nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes, la séparation de plein droit, donc automatiquement, des patrimoines personnels et professionnels. Plus de nécessité de faire la moindre déclaration ou démarche administrative ou informative à l’égard des créanciers.
Dès immatriculation de la personne physique à titre d’entrepreneur individuel au registre correspondant, le gage de ses créanciers professionnels, pour les créances nées après l’immatriculation, sera réduit à son patrimoine professionnel, par dérogation aux articles 2284 et 2285 du Code civil et sans préjudice des dispositions légales relatives à l’insaisissabilité de certains biens, sauf sûretés conventionnelles ou renonciation écrite par l’entrepreneur à la séparation patrimoniale. En ce qui concerne le droit de gage général de ses créanciers personnels, il s’exercera, sous les mêmes réserves, sur son patrimoine personnel, sauf, en l’état du texte en discussion, en cas d’insuffisance de ce dernier, puisque les créanciers personnels pourraient étendre, dans un tel cas, leur droit de gage au patrimoine professionnel dans la limite du bénéfice du dernier exercice clos. Pour autant, la distinction de patrimoines n’autorise pas l’auto-cautionnement, l’entrepreneur individuel ne pouvant pas se porter caution au titre d’un patrimoine en garantie d’une dette dont il est débiteur principal au titre de l’autre patrimoine (nouvel article L. 526-22, alinéa 3, du Code de commerce).
Évidemment, une telle dichotomie patrimoniale supposera de pouvoir identifier clairement, à défaut de toute répartition expresse, les actifs relevant de l’un ou de l’autre des patrimoines de l’entrepreneur individuel. Le texte du projet de loi, dans son état au moment de la rédaction des présentes, se réfère au critère de l’utilité. Il n’est pas certain qu’un tel critère soit d’une prévisibilité suffisante pour assurer la sécurité juridique des créanciers. Il pourrait en résulter une incitation forte pour les créanciers à conditionner leur soutien à l’entrepreneur individuel à ce que ce dernier renonce par écrit pour chaque engagement à la séparation de patrimoines comme le lui permet le projet de loi (nouvel article L. 526-24 du Code de commerce).
Du point de vue du droit des entreprises en difficulté, cette séparation se traduira par la limitation de principe de l’application des dispositions du livre VI du Code de commerce au seul patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel moyennant quelques garde-fous. D’une part, toute diminution du patrimoine professionnel postérieure à l’ouverture d’une procédure collective sera inopposable à la procédure. D’autre part, le tribunal ayant ouvert une procédure collective à l’égard d’un entrepreneur individuel pourra à la demande de l’administrateur, du mandataire judiciaire, du liquidateur, du débiteur ou du ministère public, réunir les patrimoines professionnel et personnel. Mais, en l’absence d’extension de la procédure au patrimoine personnel, l’entrepreneur individuel sera éligible aux procédures collectives au titre de son patrimoine professionnel et aux procédures de surendettement au titre de son patrimoine personnel.
Quant à l’EIRL, à compter de l’entrée en vigueur de la loi, il deviendra impossible d’en créer mais les EIRL préexistantes devraient survivre sans limitation de durée et on devrait même pouvoir continuer à y affecter de nouveaux biens (ou en retirer). On peut, à cet égard, se demander s’il n’aurait pas été préférable de prévoir un régime transitoire limité dans le temps afin de ne pas laisser perdurer un statut dérogatoire résiduel.
On peut se demander, par ailleurs, si le nouveau statut d’entrepreneur individuel ne manque pas de flexibilité et, même, s’il n’y a pas un déficit de souplesse par rapport au statut de l’EIRL où en présence de plusieurs activités professionnelles, une même personne physique peut créer plusieurs EIRL, une pour chaque activité distincte. En effet, la pluralité d’activités professionnelles est envisagée par le projet de loi mais ne peut être mise en œuvre qu’au sein d’un seul et même patrimoine professionnel qui peut être transféré universellement, ce qui implique, à peine de nullité (nouvel article L. 526-28 du Code de commerce), que le transfert porte sur l’intégralité du patrimoine professionnel. Quid en cas de pluriactivités de l’entrepreneur individuel ? Il semble bien qu’en l’état du texte, la règle du tout ou rien s’applique, l’entrepreneur individuel ne pouvant que transférer toutes ces activités d’un seul bloc, alors même que certaines seraient totalement distinctes et qu’il pourrait vouloir les conserver tout en cédant les autres. C’est, là encore, un défaut évident de flexibilité. L’adoption d’un principe de séparation des patrimoines n’a donc pas que des avantages.